CHAPITRE II

Les Rois de Bretagne

En ce temps-là, la Bretagne était agitée par d’incessantes querelles entre les rois. Pourtant, l’un d’eux, qui se nommait Bladud, établit un grand temple et des thermes là où se trouve maintenant Kaer Badwn (Bath). Il plaça ses bains sous la protection de la déesse Sul dans le sanctuaire de laquelle il déposa des feux inextinguibles qui ne donnaient jamais de cendres, mais qui, lorsqu’ils commençaient à décroître, se transformaient en blocs de pierre. C’est à la même époque qu’un sorcier du nom de Hélias fit des prières pour empêcher la pluie de tomber, et, effectivement, durant l’espace de trois ans et six mois, il n’y eut aucune pluie sur l’île de Bretagne, ce qui occasionna une grande sécheresse et une grande pénurie. Ce Hélias était un personnage fort habile dans les sciences secrètes : c’est lui qui introduisit la magie dans le royaume de Bretagne, et il ne cessa de multiplier ses prodiges, jusqu’au jour où, s’étant fabriqué des ailes, il voulut s’élever dans les airs. Mais il retomba sur le temple de Lug dans la ville de Londres, et se rompit les os.

Il y eut aussi un bon roi, nommé Moelmud, qui fut le premier à établir des lois fixes pour tout le pays. Mais quand il mourut, ses deux fils, Beli et Brân, se disputèrent âprement le pouvoir. Ils parvinrent cependant à un accord : Beli gouvernerait le Kernyw (Cornwall), le Cymru (Pays de Galles) et le royaume de Llœgr[21], tandis que Brân aurait tout le nord de l’île. Mais, sous l’influence de ses conseillers qui n’y trouvaient pas d’avantages suffisants, Brân commença à considérer ce partage comme très inégal. Il fit alliance avec le roi de Scandinavie dont il épousa la fille et, avec une armée fournie par son beau-père, il tenta de conquérir l’ensemble de l’île en guerroyant contre son frère. Mais Beli avait eu le temps de se préparer et d’envahir une partie des territoires de Brân. Il fut assez heureux pour s’emparer de la femme de son frère et du roi de Scandinavie lui-même. Brân envoya alors à Beli des messagers pour lui demander de libérer les prisonniers, sous la menace de tout dévaster sur son passage. Comme Beli avait refusé cet ultimatum, une grande bataille s’engagea, au nord de l’île, dans la forêt de Catathyr. Le combat dura plusieurs jours et plusieurs nuits, car il y avait dans chaque camp des hommes d’un grand courage et d’une grande persévérance. Beaucoup de sang fut versé. Les flèches qui pleuvaient de toutes parts causaient de profondes blessures aux guerriers. Les troupes tombaient comme les moissons sous les faux des moissonneurs, et les soldats de Brân furent mis en déroute. Beli, une fois vainqueur, rétablit la paix dans toute l’île et gouverna sagement en appliquant les lois de son père Moelmud.

Mais Brân ne se tenait pas pour battu. Il avait pu s’échapper sur un navire et s’était réfugié en Gaule. Là, il se conduisit comme le pire des aventuriers, pillant les villages et les forteresses et accumulant le butin qu’il partageait avec une troupe d’hommes prêts à tout. Il fut cependant accueilli par Segin, le roi des Allobroges, qui avait besoin de lui pour lutter contre ses ennemis, et qui lui donna sa fille en mariage. Et lorsque Segin mourut, ce fut Brân qui devint roi des Allobroges, se conciliant l’amitié de ses sujets en leur distribuant tous les trésors qu’il avait accumulés et en faisant en sorte que la nourriture ne leur manquât jamais.

Cela ne l’empêchait pas de regretter l’île de Bretagne. Il s’arrangea pour lever une nombreuse armée, s’alliant ainsi avec d’autres peuples gaulois, et se mit en devoir de débarquer sur l’île[22]. Prévenu de cette invasion, Beli se prépara à résister et à combattre. C’est alors que Conwen, la mère des deux frères ennemis, se jeta entre les troupes et, à force de prières et de supplications, réussit à réconcilier ses enfants. Mais Brân avait trop le goût des conquêtes ; il finit par entraîner Beli dans une expédition sur le continent : les deux frères passèrent la mer et soumirent, les uns après les autres, tous les peuples de la Gaule. Puis, avec une armée composée de Bretons et d’Allobroges, ils franchirent les Alpes et entreprirent la conquête de l’Italie, se dirigeant vers Rome et répandant la terreur sur leur passage[23].

Voyant le danger qui menaçait leur pays, les consuls romains envoyèrent des ambassadeurs pour proposer la paix. Après d’âpres négociations, il fut convenu que les Romains s’engageraient à verser un tribut annuel. Beli et Brân se retirèrent donc après avoir pris des otages et passèrent immédiatement chez les Germains dans l’intention délibérée de conquérir toute l’Europe. Alors, les Romains, honteux d’avoir accepté un traité fort humiliant pour eux, levèrent des armées pour venir au secours des Germains. Mais Brân, au lieu de poursuivre sa marche en Germanie, se retourna rapidement contre les Romains et fut assez heureux pour les vaincre complètement. Et il établit son pouvoir sur l’Italie en y faisant régner la terreur, tandis que son frère Beli, lassé des guerres, retourna en Bretagne où il termina ses jours dans la paix et la prospérité. Il laissait quatre fils, Lludd, Casswallawn[24], Nynnyaw et Llevelys. C’est Lludd qui prit le pouvoir avec sagesse et détermination. Il fit reconstruire de nombreuses forteresses qui étaient en ruine dans le pays, et s’efforça de procurer bonheur et prospérité à ses sujets[25].

Il fit rénover également les murailles de Londres qui menaçaient ruine, et les munit de tours innombrables. Puis il ordonna à tous les habitants d’y bâtir des maisons telles qu’il n’y en aurait pas de plus hautes dans tous les pays du monde. Et, quoiqu’il possédât de nombreuses forteresses à travers tout le royaume, c’était celle-là qu’il préférait, et il y passait le plus clair de son temps : c’est pourquoi elle fut appelée Kaer Lludd. C’était aussi un excellent guerrier, mais qui répugnait à entreprendre une bataille, car il avait le souci de la vie de ses sujets. Il était généreux, distribuant largement nourriture et boisson à tous ceux qui venaient lui présenter des requêtes. Et celui de ses frères qu’il préférait, c’était Llevelys, le plus jeune, parce que c’était un homme prudent et sage.

Llevelys avait appris que le roi d’un peuple gaulois était mort sans autre héritier qu’une fille, et qu’il avait laissé tous ses domaines entre les mains de celle-ci. Or Llevelys, qui ne pouvait espérer régner sur la Bretagne, eut l’idée de demander en mariage cette fille de la Gaule. Il alla demander conseil à son frère, lui démontrant qu’il ne s’agissait pas seulement d’un quelconque intérêt, mais aussi d’un accroissement d’honneur pour toute la lignée. Son frère l’encouragea vivement à se présenter comme prétendant. Des navires furent préparés et équipés de bons guerriers armés, et Llevelys partit pour la Gaule. Il sut tant se faire aimer de la fille du roi, et se faire respecter des sujets de celle-ci, qu’il fut bien vite accepté : il épousa la jeune princesse et gouverna son domaine avec sagesse et modération.

Or, un certain temps après son départ, trois étranges fléaux s’abattirent sur l’île de Bretagne, tels qu’on n’en avait jamais vus de semblables. Le premier était une race particulière qu’on appelait les Corannieit[26] : leur puissance était telle qu’il ne se tenait aucune conversation sur toute la surface de l’île, si bas que l’on parlât, qui ne vînt à leurs oreilles, si le vent l’apportait jusqu’à eux. Dès lors, il était impossible de leur nuire ou d’entreprendre quoi que ce fût contre eux. Le second fléau, c’était un grand cri qui se faisait entendre chaque nuit de premier mai[27] au-dessus de chaque foyer de l’île de Bretagne : il traversait le cœur des humains et leur causait une telle frayeur que les hommes en perdaient leurs couleurs et leurs forces, les femmes leurs enfants dans leur sein, les jeunes gens et les jeunes filles leur raison. Et la désolation s’installait dans le pays : les animaux, les arbres, la terre et les eaux étaient frappés de stérilité.

Quant au troisième fléau, voilà en quoi il consistait : on avait beau réunir des provisions dans les différentes cours du roi, même en abondance, même pour une année de nourriture et de boisson, on ne pouvait en consommer que ce que l’on en consommait pendant la première nuit, ensuite tout disparaissait. Le premier fléau, celui des Corannieit, s’étalait au vu et au su de tous, mais personne ne pouvait comprendre la cause des deux autres. Le roi Lludd en concevait beaucoup de souci et d’inquiétude, et il ne savait pas comment rétablir une situation qui devenait catastrophique. Il convoqua tous les nobles de ses domaines et leur demanda conseil à propos des mesures qu’il convenait de prendre pour venir à bout de ces fléaux. Sur l’avis unanime des nobles, Lludd se décida à se rendre en Gaule, auprès de son frère Llevelys, dont on connaissait la sagesse et l’habileté : sans doute trouverait-il une solution.

Lludd fit donc préparer une flotte dans le plus grand secret, de peur que le motif de ce voyage ne fût connu de ceux qui occasionnaient les fléaux. Quand les navires furent prêts, Lludd et ceux qu’il avait choisis pour l’accompagner s’embarquèrent et se lancèrent sur la mer en direction des côtes de la Gaule. Ayant appris l’arrivée de cette flotte qui venait de l’île de Bretagne, Llevelys prit lui aussi un navire et s’avança, sur la mer, à la rencontre de son frère, ignorant la cause de cette visite. Lludd laissa le gros de sa flotte en arrière et, sur un seul navire, s’en alla jusqu’à son frère. Une fois réunis, ils s’embrassèrent et se saluèrent avec une tendresse toute fraternelle, et Lludd exposa à Llevelys, à voix très basse, et sans témoin, le sujet qui le préoccupait tant. Ils se concertèrent pour trouver un autre mode de conversation, de façon que le vent ne pût emporter leurs paroles jusqu’aux oreilles des Corannieit. En conséquence, Llevelys fit fabriquer une grande corne de cuivre, et c’est à travers cette corne que les deux frères purent échanger leurs propos. Mais quoi que pût dire l’un d’eux à l’autre, chacun n’entendait que des paroles désagréables et sans signification. Llevelys comprit que quelque démon se mettait en travers et causait du trouble à travers la corne. Il fit verser du vin à l’intérieur, la fit laver, et le démon en fut chassé par la vertu du vin.

Ils purent alors converser sans problème. Llevelys dit à son frère qu’il lui donnerait certains insectes dont il garderait une partie en vie afin d’en perpétuer l’espèce pour le cas où le même fléau surviendrait une nouvelle fois, et dont il broierait le reste dans de l’eau. Il lui expliqua que c’était un excellent moyen pour détruire la race des Corannieit. Et Llevelys parla ainsi : « Quand tu seras revenu dans tes États, réunis tous tes gens, y compris les Corannieit, sous prétexte de faire la paix entre tous. Lorsque tous seront rassemblés, prends cette eau merveilleuse que tu auras ainsi composée, et répands-la indistinctement sur chacun des assistants. Cette eau empoisonnera le peuple de Corannieit, mais ne tuera ni ne causera de dommage à quiconque appartenant à la nation. Quant au second fléau, il s’agit d’un dragon. Un dragon de race étrangère se bat avec lui et cherche à le vaincre, et c’est pourquoi votre dragon pousse un cri si effrayant. Si tu veux que cela cesse, fais mesurer l’île de Bretagne et découvres-en le point central. Là, tu feras creuser un trou et tu y déposeras une cuve remplie d’hydromel, du meilleur qui soit, puis tu recouvriras la cuve avec un tissu. Alors, tu te mettras à l’affût, et tu verras bientôt les deux dragons apparaître et se battre. Quand ils seront épuisés par leur combat, ils tomberont sur le tissu, s’enfonceront dans la cuve et boiront tout l’hydromel qui s’y trouve, ce qui fait qu’ils s’endormiront profondément. Tu les replieras alors dans l’étoffe et tu les feras enterrer, enfermés dans un coffre de pierre, à l’endroit le plus reculé de tes États. Cache-les bien dans la terre : tant qu’ils seront en ce lieu, aucun envahisseur n’osera aborder dans l’île de Bretagne. » Lludd était plein d’admiration pour son jeune frère qui savait tant de secrets. « Et le troisième fléau ? » demanda-t-il. – « C’est un puissant magicien qui enlève toutes les nuits ta nourriture, ta boisson et tes provisions. Par sa magie et par ses charmes, il fait dormir tout le monde et personne ne s’aperçoit de sa présence. Il te faudra veiller en personne, mais de peur qu’il ne réussisse à t’endormir, prends soin de placer une cuve d’eau froide à côté de toi : quand tu sentiras que le sommeil t’envahit, jette-toi dans la cuve. »

Ainsi parla Llevelys à son frère Lludd. Et Lludd retourna dans son pays. Aussitôt, il invita à sa cour tout son peuple et tous les gens de la race des Corannieit. Il broya dans l’eau les insectes que lui avait donnés Llevelys et il jeta cette eau indistinctement sur tous. Immédiatement, toute la tribu des Corannieit fut détruite sans qu’aucun des Bretons n’éprouvât le moindre mal. Alors Lludd fit mesurer l’île de Bretagne de long en large et trouva le point central à Oxford. Il fit creuser un trou, y déposa une cuve d’hydromel, et tout se passa comme l’avait prévu Llevelys. Quand les dragons furent endormis, Lludd les fit transporter dans l’endroit le plus sûr qu’il put trouver, c’est-à-dire dans les montagnes d’Éryri, au lieu qu’on appelle aujourd’hui Dinas Enrys[28]. C’est ainsi que cessa le cri violent qui troublait tout le royaume.

Quand il eut accompli ces actes, Lludd fit préparer un grand festin. Quand tout fut prêt, il fit placer près de lui une cuve pleine d’eau froide, et dès que la nuit fut tombée, il se mit aux aguets. Il entendit alors des récits charmants et extraordinaires, une musique douce et variée, et il sentit qu’il ne pourrait plus résister au sommeil. Il se précipita alors dans la cuve d’eau froide, ce qui le réveilla complètement. C’est ainsi qu’il put voir un homme de très grande taille, couvert d’armes lourdes et solides, qui entrait, portant un panier dans lequel il se mit à entasser toutes les provisions. Puis, quand le panier fut rempli, le grand homme sortit. Et ce qui étonnait le plus Lludd, c’était que tant de choses pussent tenir dans un si petit panier[29]. Mais il se lança à la poursuite de l’homme. Un furieux combat s’engagea entre eux et des étincelles jaillirent de leurs armes. À la fin, Lludd eut le dessus et renversa son adversaire qui lui demanda grâce. Lludd lui dit : « Comment pourrais-je te faire grâce après toutes les pertes et tous les affronts que tu m’as infligés ? » L’autre répondit : « Tout ce que je t’ai fait perdre, je saurai t’en dédommager entièrement. Je ne commettrai jamais plus d’injustice envers toi et je serai désormais ton vassal le plus fidèle. » Ainsi en fut-il. Et, jusqu’à la fin de sa vie, Lludd, fils de Beli, gouverna l’île de Bretagne dans la paix et la prospérité[30].

Quand Lludd mourut, il laissait deux fils qui étaient encore très jeunes, et le pouvoir royal fut confié à leur oncle Casswallawn, lui-même fils de Beli. C’était l’époque où les Romains se lançaient à la conquête du monde. Quand ils eurent soumis les peuples de la Gaule, ils envoyèrent des ambassadeurs aux Bretons pour leur réclamer des otages et un tribut, comme ils le faisaient pour toutes les nations sur lesquelles ils voulaient assurer leur domination. Casswallawn reçut les envoyés de Julius Caesar, le chef des Romains, et, ayant écouté leurs paroles, il entra dans une grande fureur. Et voici la réponse qu’il leur fit : « Casswallawn, roi des Bretons, à Caius Julius Caesar. La cupidité du peuple romain, Caesar, est merveilleuse. Ce peuple est assoiffé de n’importe quoi, pourvu que ce soit de l’or ou de l’argent, et il ne peut supporter que nous soyons chez nous, aux extrémités les plus dangereuses du grand océan, au bout du monde. Il ne veut pas nous laisser tranquilles à moins que nous ne consentions à payer tribut sur tout ce que nous possédons. Mais le peuple romain se trompe s’il prétend nous intimider par de vaines paroles : en vérité, nous ne nous contenterons jamais d’une liberté soumise à la sujétion, car elle ne serait qu’un esclavage perpétuel. »

Lorsqu’il reçut cette réponse impertinente, Julius Caesar fut de plus en plus décidé à envahir l’île de Bretagne. Il rassembla une grande flotte et, après avoir traversé la mer, il s’engagea dans l’embouchure de la Tamise. Le roi de Bretagne avait cependant eu le temps de convoquer de nombreuses troupes, et il marcha à la rencontre des Romains en compagnie de son frère Ninnyaw et de ses deux neveux, fils de Lludd. La bataille fut terrible. Ninnyaw se mesura en personne avec Julius Caesar, s’empara de son épée et fit périr le tribun Labienus. Les Romains n’eurent plus qu’à battre en retraite tandis que Casswallawn célébrait sa victoire. Malheureusement, Ninnyaw, qui avait été blessé au cours des combats, mourut quelques jours plus tard, et Casswallawn en fut grandement affligé.

Cependant, Julius Caesar ne voulait pas rester dans l’amertume de la défaite. Deux années après ces événements, il rassembla une flotte encore plus importante, et, pour venger son échec précédent, il reprit la mer. Casswallawn, averti par ses espions, se mit en devoir de fortifier grandement le pays, hérissant chaque sommet de citadelles inexpugnables et appelant tous ses vassaux pour chasser les envahisseurs de l’île de Bretagne. Il fit également dissimuler sous les eaux, dans la Tamise, des pieux ferrés destinés à éventrer les navires des ennemis. Ceux-ci, s’étant engagés dans l’estuaire, furent en grande partie détruits et les soldats romains qui s’y trouvaient se noyèrent dans les eaux du fleuve. Une seconde fois, Julius Caesar dut battre en retraite et revenir sur le continent. Pour fêter cette deuxième victoire, Casswallawn fit célébrer un grand triomphe au cours duquel on offrit de grands sacrifices aux dieux : quarante mille vaches, cent mille brebis, des volatiles innombrables et trente mille bêtes sauvages de toutes espèces. Lorsque le sacrifice fut achevé, on se partagea la chair des victimes au cours d’un festin qui dura trois jours et trois nuits et où coulèrent à flots la bière et l’hydromel. Et la gloire de Casswallawn ne faisait que grandir, non seulement chez les Bretons, mais aussi chez tous les peuples d’alentour.

Malheureusement, les deux fils de Lludd, neveux de Casswallawn, supportaient très mal que celui-ci eût pris le pouvoir et le gardât. Un jour, au cours d’une dispute, l’un des parents de Casswallawn fut tué par un familier d’Arvarwy, fils de Lludd. Casswallawn réclama immédiatement qu’on lui livrât le meurtrier pour qu’il fût châtié. Arvarwy refusa catégoriquement et en profita pour dénoncer son oncle comme un usurpateur. Furieux, Casswallawn menaça Arvarwy de mettre ses domaines à feu et à sang. Alors Arvarwy envoya des messagers vers Julius Caesar pour lui exposer sa situation et lui demander de l’aide. Julius Caesar fut ravi de cette occasion qui se présentait d’effacer le souvenir de sa cuisante défaite : il réunit des troupes et des navires et débarqua de nouveau dans l’île de Bretagne. Surpris à l’improviste, sans avoir eu le temps de se préparer, Casswallawn fut vaincu au cours d’une sanglante bataille et dut se résoudre à demander la paix. Aussi, Julius Caesar imposa un tribut de trois mille livres d’argent et, après avoir hiverné dans l’île, il regagna la Gaule au printemps suivant.

Mais Casswallawn n’en avait pas perdu pour autant son prestige, et l’un de ses vassaux, du nom de Mynach Gorr, vint un jour se plaindre à lui parce que sa fille, prénommée Fleur, avait été enlevée par Arvarwy et livrée par lui à Julius Caesar qui l’avait emmenée sur le continent. Casswallawn répondit à Mynach qu’il le vengerait et qu’il irait lui-même réclamer la jeune Fleur. Il rassembla une nombreuse troupe guerrière et, avec celle-ci, il débarqua en Armorique, livrant bataille aux Romains. Il fut assez heureux pour mettre ceux-ci en fuite et il les poursuivit jusqu’en Gascogne. Alors, il délivra la jeune Fleur et revint en l’île de Bretagne où il régna encore pendant sept années, ne payant jamais le tribut exigé par Julius Caesar.

Casswallawn fut enterré dans la cité d’Évrawc (York), et son neveu Tegvan, fils de Lludd, lui succéda, et après lui son fils Cynfelyn[31], au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Et il y eut de grands troubles et de grandes guerres dans l’île de Bretagne : car les Romains, une fois de plus, voulurent s’emparer du royaume et, pour y parvenir, envoyèrent dans l’île de nombreuses expéditions. Mais Cynfelyn résista pendant de longs mois, harcelant les cohortes romaines isolées, brûlant les forteresses et les villages de façon à ce que l’ennemi fût privé de tout ravitaillement. Et dans cette lutte, Cynfelyn fut puissamment aidé par son fils Caradoc[32].

Caradoc était roi du pays d’Essyllwg, et sa bravoure était telle que tous les Bretons s’entendirent pour lui donner le titre de « chef de guerre ». À la tête de cavaliers expérimentés, Caradoc battit de nombreuses fois les Romains ; et comme ceux-ci attribuaient leurs défaites à la nature du pays, recouvert d’épaisses forêts inaccessibles, Caradoc décida de faire couper tous les arbres : ainsi les Romains comprendraient que ses succès n’étaient dus qu’à sa seule vaillance et à la ténacité des Bretons. Et, poursuivant les ennemis partout où ils se trouvaient, il en fit un grand massacre. C’est alors que son oncle, Manawyddan, fils de Llyr, fit rassembler tous les ossements des Romains morts au combat. Il mêla ces ossements à de la chaux et construisit, au centre de l’île, une immense prison destinée non seulement à tous les envahisseurs, mais également aux traîtres qui les feraient venir dans le pays. Et l’on dit que cette prison était ronde. Manawyddan avait placé les os les plus gros à l’extérieur, pour que les murs fussent très solides, et avait utilisé les plus petits à l’intérieur pour bâtir des cachots. Et l’on ajoute qu’il avait fait creuser, en dessous, des fosses pour les traîtres[33].

Il y avait à cette époque, à la tête de la nation bretonne des Brigantes, une femme, Cartismandua, qui en était la reine. Cartismandua s’était brouillée avec son époux Vénusius, lequel, avec quelques guerriers fidèles, s’en était allé rejoindre Caradoc et combattait avec lui contre les Romains. Alors, pour se venger, la reine Cartismandua conclut une alliance secrète avec les Romains : faisant bonne mine aux autres Bretons, elle en attira les chefs dans son pays, et c’est ainsi que Caradoc, qui ne pouvait être vaincu que par trahison, fut fait prisonnier et livré aux Romains qui l’emmenèrent dans leur pays. Et les Romains, bien décidés à s’emparer de toute l’île de Bretagne, décidèrent de détruire le centre même de la résistance des Bretons, là où se trouvaient rassemblés les druides, leurs maîtres à penser et les plus grands ennemis de la nation romaine.

Car il y avait dans l’île de Môn une grande école de druides, et tout autour de cette école vivait une population d’hommes courageux et exaltés. Et c’était là que se réfugiaient tous ceux qui fuyaient la tyrannie des Romains. Les Romains le savaient bien, et leur chef, Suetonius Paulinus, décida qu’on s’attaquerait sans plus tarder à cette forteresse de la sédition. Et Suetonius ne lésina pas sur les moyens. Il fit construire des bateaux plats capables d’aborder sur des côtes basses et incertaines. Il y plaça ses fantassins et fit traverser à gué ses cavaliers. Mais les habitants de Môn s’étaient préparés à l’attaque. Les Romains ne purent retenir leur étonnement en voyant le rivage opposé couvert de guerriers armés au milieu desquels ne cessaient de courir des femmes qui, telles des Furies, criaient des imprécations, vêtues de robes noires, les cheveux épars dans le vent et portant des torches dans leurs mains pour lutter contre les ombres du crépuscule. Et tout autour, les Romains terrifiés apercevaient des druides en grande robe blanche, les mains levées vers le ciel et hurlant d’étranges malédictions. Mais les Romains se ressaisirent, et comme ils étaient les plus nombreux, ils se ruèrent à l’attaque, tuant femmes et hommes sur leur passage, et encerclant ceux qui ne pouvaient plus se défendre. Il y eut là de grands massacres. On éleva une forteresse pour contenir les prisonniers et on livra aux flammes les bois sacrés où les Bretons avaient coutume de célébrer leurs sacrifices.

Lorsqu’ils apprirent que les Romains avaient détruit le sanctuaire qui leur était le plus cher, les Bretons furent saisis de colère. Partout, à travers le royaume, on se prépara à venger le sacrilège, même chez les peuples qui avaient cru à l’amitié des Romains et avaient fait alliance avec eux. Ainsi en était-il du peuple des Icéniens : leur roi, Prasugatos, très fier de sa richesse, avait institué l’empereur de Rome son héritier, conjointement avec ses deux filles, persuadé qu’ainsi son royaume serait à l’abri de toute violence, d’où qu’elle pût venir. Or, ses terres furent ravagées par les Romains et sa demeure mise à sac. On battit même de verges sa veuve, la reine Boadicée, puis on viola ses filles, au mépris des lois humaines les plus élémentaires. Quant aux divers chefs de ce peuple, ils furent dépouillés de tous leurs biens et réduits à s’exiler.

Alors Boadicée, réfugiée dans une retraite sûre, au milieu des forêts, donna le signal de la révolte, et tous ceux qui avaient eu à souffrir des Romains se rangèrent derrière elle. Bientôt des troupes bretonnes se jetèrent sur les colonies de vétérans que les Romains avaient installées aux quatre coins de l’île. Ayant pris deux villes, Boadicée y fit un immense carnage. On alla même jusqu’à pendre nues les femmes romaines qu’on y pouvait trouver, après leur avoir coupé les seins et les avoir cousus sur la bouche, afin de les voir pour ainsi dire les manger. Après quoi, elles furent empalées pendant que les vainqueurs se livraient à des orgies sacrées dans leurs temples en plein air, principalement dans le bois sacré consacré à Andrasta, qui est le nom que les Bretons donnaient à la Victoire.

Ce déchaînement de violences provoqua la colère des Romains qui décidèrent d’en finir une fois pour toutes. Suetonius engagea la totalité de ses troupes dans une bataille qu’il savait être décisive. Ayant appris que la reine Boadicée se dirigeait, avec une nombreuse troupe, vers la Tamise, il posta sa propre armée autour d’un défilé que les ennemis devaient nécessairement emprunter. Les forces romaines étaient composées uniquement de cavaliers bien entraînés et de quelques cohortes de fantassins, tandis que les troupes bretonnes comportaient un grand nombre de chars sur lesquels se trouvaient d’ailleurs les femmes des guerriers, prêtes à combattre aux côtés des hommes et animées d’une fureur extraordinaire. Quand les Bretons furent engagés dans le défilé, Suetonius en fit interdire l’entrée et la sortie, de telle sorte qu’avec très peu d’hommes les Romains eurent immédiatement l’avantage sur leurs adversaires. La bataille fut terrible. Boadicée tenait ses deux filles devant elle, sur son char. À mesure qu’elle passait devant les guerriers des différents peuples qui composaient son armée, elle les exhortait au combat, prenant les dieux à témoin que les Romains ne respectaient rien, ni la vieillesse, ni la jeunesse, ni les engagements qu’ils avaient pris autrefois, et hurlant que ces mêmes dieux exigeaient un juste châtiment contre ces sacrilèges qui prétendaient imposer leur loi à des peuples libres. Et elle les avertissait qu’il n’y avait pour eux que deux issues, la mort dans l’honneur et la liberté, ou la victoire qui débarrasserait à jamais l’univers d’une race belliqueuse et parjure.

Mais la position de Boadicée était intenable. Peu à peu, les Bretons furent massacrés, et les Romains n’épargnèrent ni les femmes ni les chevaux. Boadicée, sur le point d’être rejointe, absorba un poison violent qui la fit périr immédiatement, frustrant ainsi ses ennemis de sa capture[34]. Mais c’en était fini de la résistance bretonne. Les druides avaient été massacrés ou étaient pourchassés. Les rois de Bretagne avaient été vaincus, par les armes ou par la trahison. Rome triomphait. Et, venus d’Orient, des missionnaires répandaient d’étranges paroles à propos d’un homme qui se disait fils de Dieu et qui était mort, de la façon la plus ignominieuse qui fût, sur la croix des larrons et des séditieux, d’un homme qui, le troisième jour après sa mort, serait apparu à ses disciples et les aurait envoyés enseigner les peuples du monde. Le temps des druides et des rois était maintenant dépassé, et l’île de Bretagne s’endormait dans la torpeur et les brouillards qui surgissaient de la mer…